La
poésie irrigue toute la culture maure, elle en est la forme reine,
sans doute à cause du nomadisme originel dans l’environnement
austère du Sahara. Enseignée dès l’enfance,(Abdelvetah Alamana
récite Rajed, une comptine d’apprentissage) la poésie reste une
passion célébrée même par les vieillards, qui devraient en
principe se consacrer davantage à la repentance. Ainsi Mohamed
ould Boubacar Mbarek,
grand-père de Moctar Maghlah, né vers 1880, a vécu jusqu’en 1950
au Brakna. Il avait gardé un goût tellement vif pour la musique
qu’il ne put s’empêcher de s’introduire dans une tente où des
jeunes gens se divertissaient à à rimer avec les griots, bravant
ainsi la sahwa qui peut parfois empêcher le mélange des âges lors
d’une soirée de howl. Pour contrer les éventuels reproches de la
jeunesse, il donna à chanter aux griots un ghazel, connu dans toute
la Mauritanie comme le « gâv de l’épée ».
Emjiya lelhowl ella seyv
Mani ga’ etleyt ev sennu
E’tekbar menu gheyr esseyv
Elli hend errih etsennu
Je
me suis fait une douce violence
pour
venir entendre ici vos quatrains.
Je suis trop vieux hélas j’ai
passé l’âge.
Mais l’épée du plus pur
acier des Indes
au contact du
vent s’affûte et s’aiguise.
AATS P. 155
Le ghna, la poésie en
hassaniyya, est une poésie savante parce qu’elle descend par ses
thèmes et ses formes de l’antique Jâlihiya, la poésie arabe
anté-islamique qui remonte au IVe siècle. Le ghna en a épuré les
thèmes et encore compliqué la versification par des exigences et
des subtilités qui lui sont propres. Poésie orale mais parfois
écrite, soit sur un bout de papier qu’on envoie à un destinataire
particulier, soit consignée dans des cahiers, parfois pieusement
recueillie et même publiée par la famille d’un poète
remarquable. Exemple fameux : la poésie des Heddar, qui a conduit à
la publication par les 3Acacias du Lignage.
Donc poésie orale-écrite,
plus complexe que les traditionnelles poésies orales en vigueur dans
toutes les cultures, ce qui explique peut-être son extraordinaire
longévité et son dynamisme encore aujourd’hui.
Mais
le ghna est bien aussi une poésie populaire dans le sens où elle
est connue dans tous les confins du Sahara, là où on parle le
hassaniyya, la langue arabo-afro-berbère diffusée par les bergers,
les caravaniers, les pisteurs de chameaux, et surtout aussi par les
griots et griottes, qui la chantent, l’accompagnent de l’ardinn
et de la tidinitt et du tabal, plus tard du synthé et de la guitare
électrique. Relayée par la radio mauritanienne dès sa naissance à
Saint Louis, par celle du Polisario qui émettait depuis la Lybie,
par la radio marocaine depuis ElAyoun, puis par les émissions quasi
quotidiennes de la télévision mauritanienne. Aujourd’hui, quand
on est riche, on récite le smartphone à la main, car Facebook, les
blogs, assurent sa diffusion instantanée dans toute l’aire
hassanophone et même à l’étranger et permettent aux beydanes de
la diaspora de garder le lien et de se forger éventuellement une
identité néo-nomade.
Il s’agit ici ce soir, plus
que de donner une conférence, de reconstituer l’assemblée
poétique, en récitant et lisant des poèmes, extraits
de ces livres, mais issus de l’oralité. Or le principe d’oralité
est le principe d’incertitude. La collection Patrimoines des 3
Acacias devrait s’appeler Hypothèses.
C’est
pourquoi nous invitons les membres de l’honorable assemblée à
intervenir sur 3 points : l’attribution, la version, la traduction,
et parlant de traduction, de la question des « intraduisibles ».
Moctar Maghlah, Khaddy Mint
Cheikhna et Abdelvetah Alamana réciteront les textes en hassaniyya.
I-LE
PARADOXE DU TEMPS
Le Nomade, casanier à plus ou
moins vaste échelle, circule à peu près toujours sur les mêmes
routes : du Tiris au Tagant, du fleuve à Akjoujt, de Mederdra à
Saint Louis, par exemple. Mais toujours il décrit une boucle.
Mohamed
Abdelfatah Ebnu,
saharaoui éduqué à Cuba, poète hispanophone, cubaraoui membre de
la Generacion de la amistad.
HOMENAJE
A BADI
Como
en un poema de Badi
Voy
de tus labios a tus pies
recorriendo
tu geografía de ilusiones
y
esperanzas prematuras.
Como
en un verso del poeta
mido
tus contornos.
Tus
alrededores, tus espacios
y
me detengo en tus lagunas de abrevaderos donde
sucumben mis ganas y mis dromedarios.
|
En
hommage à Badi
Badi Mohamed Salem poète
sahraoui, Tiris, 1936
Comme
en un poème de
Badi
je
vais de tes lèvres à tes pieds parcourant
ta géographie
d'illusions,
d'espoirs prématurés.
Comme
dans un vers du poète
je
mesure tous tes contours
tes
alentours et tes espaces,
je
fais halte auprès des mares des abreuvoirs où
succombent mes désirs et mes dromadaires.
GAS
P.223
|
1-L’espace
circulaire implique que le temps du Sahara est un temps circulaire,
puisqu’on revient toujours sur les mêmes lieux, suivant le rythme
des saisons.
Baba
(el sghrir) ould Moktar ould Mohamed
Hier
est parti. Ne portons
pas
Longtemps son
deuil. Ô Dieu, merci,
Voici
qu’Aujourd’hui lui succède.
Le temps
se perpétue ainsi.
Aujourd’hui
toujours est suivi
De Demain.
Dieu sois-en béni.
Demain s’en
vient. Qu’a-t-il en lui
?
Quoi après
lui ? Quoi dans ses
flancs ?
Aujourd’hui
- c’est inévitable -
Quiconque au
temps pense et repense
Le temps,
après tout, n’est qu’Hier,
Plus
Aujourd’hui et plus Demain
:
Trois jours
seulement font le temps.
Ahmed
Salem Bouboutt
Ce poète de l’Adrar exprime
la nostalgie d’un homme arrivé à la fin de sa vie. Un Maure ne
vit jamais seul, et le signe que la mort est proche, c’est avant
tout la solitude. Le mot ehbib / lahbab, les proches, peut signifier
les amis, les parents aussi bien que les bien-aimées, le mot chi,
quelque chose, suggère souvent une femme à laquelle le poète
s’intéresse. Mais ici, il n’y a plus de suggestion ni de
sous-entendus, plus de dame cachée derrière le nom d’un lieu, pas
même le nom d’un lieu d’ailleurs. À la place d’un toponyme,
le mot hown, ici, répété deux fois, signifie sans doute que le
territoire n’a plus d’importance non plus. À tout ce qui faisait
la vie, il faut renoncer, la parfaite soumission aux décrets divins
n’empêchant pas le caractère aussi poignant que musical de ces
regrets.
Na’rav ba’d enni ma enseyt
The men lahbab elgat’reyt
Hown era-i’ni hown jeyt
Eski tasriv ennachi
Mareyt ehbib ula tleyt
Raji meryah ula chi
Lehbab emchaw u thak la’d
U hatha chi a’d ella chi
Machi yellali thak ba’d
Edill e’lenni machi
Je n’ai pas oublié, ah je
le sais trop bien,
ceux que j’avais chéris,
rencontrés autrefois
ici où me voici arrivé : oh
que Dieu
se montre en ses desseins
Créateur magnanime !
Je n’ai trouvé aucun être
aimé, sans espoir
d’en rencontrer un, sans
aucun espoir de rien.
Mes proches sont partis et
cette époque aussi,
ce lieu-ci ne signifie plus
rien que ce qui
s’en va, et cela, ô mon
Dieu, c’est bien la preuve
absolue que je suis sur le
départ aussi.
AATS
P. 161-162
Erban
Amar Maham
Erban, poète de l’Aftout,
zone située entre les dunes et le fleuve Sénégal, prend le contre-pied du traditionnel nessib : au lieu de pleurer sur les
vestiges du campement abandonné, il se réjouit du départ des
tentes ; au lieu de regretter la fin de l’hivernage, période
d’abondance grâce aux pluies des mois de juillet à octobre, il
célèbre un moment très particulier, quand l’air est encore
humide, même si les marigots sont déjà asséchés, quand il fait
aussi frais de jour que de nuit, équilibre idéal avant la saison
froide ; au lieu de chanter l’entre-deux du trajet, c’est-à-dire
la nostalgie d’un lieu et d’un temps révolu, ou l’espoir d’un
lieu et d’un moment désiré, le poète capte un moment de
transition, juste avant la saison froide, moment d’autant plus
précieux qu’il est éphémère ; au lieu d’accompagner la
transhumance, il reste sur place, sans doute avec une belle qui saura
profiter avec lui de la fraîcheur retrouvée et de la solitude
complice. En tous cas, Erebane livre ici une abondance de détails,
une véritable description, semblant d’ailleurs relever de
l’écriture plutôt que de l’oralité.
Kelhamd elli menzel la’lab
Lekhriv u t’avi a’d ech hab
Wevragh bass elkheyl ellarkab
Wekhleg berd elleyl u lemdhal
Wekhleg zad igiliw u dhal
Dahru vat u geffat es-hab
Elhar u harket yajura
Elmenha kanet ma’-dhura
Weryah essehwa mahrura
Elkhayme hiya wamura
Les grandes dunes ne sont plus
occupées,
ah quel bonheur, ce temps-là
est passé !
Le temps des pluies
d’hivernage s’éloigne,
les fortes chaleurs ont
baissé, bonheur !
ha ! comme le souffle de
l’harmattan,
qui empêchait de monter les
chevaux,
- prétexte pour les mauvais
cavaliers.
La fraîcheur de la nuit
s’accorde à celle
du jour, le vent du nord-ouest
s’est uni
à l’air humide des marais
asséchés,
tentes et acacias offrent leur
ombre.
2-Le
temps de l’éternel retour sur les mêmes lieux...
....là où l’on a vécu des
moments heureux : bonne hospitalité, endroit agréable, des amis,
des parents, une femme intéressante... Un genre tout entier y est
consacré dans le ghna : le nessib, ou la déploration sur les ruines
ou sur les traces d’un campement.
Mhamed
ould Ahmed Youra
La musique et la poésie
étaient indissociables dans la tradition de la littérature
orale-écrite en hassaniyya. C’est encore vrai aujourd’hui, car
les griots, institution encore très solide en pays maure, ne cessent
de chanter et d’improviser à partir de poèmes fameux qu’ils
mettaient ou mettent encore à la mode dans tous les confins du
Sahara. Ainsi le grand griot du Trarza Moctar ould Meidah a chanté
pendant des décennies ce poème nostalgique de Youra. Sa fille
Maalouma, la diva des sables, artiste connue internationalement pour
ses talents de chanteuse, de joueuse d’ardinn, et pour ses
innovations dans le domaine musical, chante lors d’un concert
mythique ce morceau « Gueyred », dialogant avec la voix enregistrée
de son père, tandis que la voix d’un rappeur chantant en français
s’intercale à la sienne. Le professeur d’université Idoumou
Mohamed Lemine admire ce « collage musical réussi » marquant :
« l’abolition du temps, des différences de génération, des
frontières entre cultures et langues, des frontières entre les
musiques. » Et l’incroyable vitalité de la poésie maure,
nullement reléguée aux archives, mais qui irrigue encore la
création d’aujourd’hui.
Echmechana wechga’dna
Ana wenta hown ouhadna
Yel-a’gl e’la dar elmidna
Geblet sahel wad Ehneyna
Dhehka viha kan eg-a’dna
A’nha kan emcheyna cheyna
Ma-vet ana wenta lethneyn
Veddar emcheyna webkeyna
Wetmethneyna veddar ileyn
Men hagh eddar etnejeyna
Pourquoi partir toi et moi,
pourquoi nous asseoir
dans ce dar de la dune, ô mon
âme, esseulés
toi et moi au sud-ouest de
l’oued Hneynah ?
Rester ici assis prêterait à
rire, et partir
vaut trahir : allons plutôt
toi et moi pleurer,
gémir, errant dans chaque
recoin de ce dar,
payons ainsi les droits qu’il
a sur nous conquis.
AATS. P.32
D’Eb-a’yrabatt domine tout
un chapelet de dunes, vaste ensemble
particulièrement vallonné.
Mekiyine recrée ici le mouvement du regard
parcourant la succession des
lieux, ces dyar où l’on retourne au terme du
circuit obligé, demeures
provisoires, puis simples traces ou vestiges qui
rappellent puissamment tous
les moments de musique, de poésie, tous
les amours, vécus un jour
ici, un jour là. La simple répétition du mot dar
et de son pluriel dyaratt,
suggère assez la succession des tentes, au fil des
saisons, réenchante les
lieux, redonne vie à ce prétendu désert, infiniment
vivant pour avoir abrité des
haltes, des séjours, des assemblées poétiques,
musicales... et des amours.
Thi dar Eb-a’yrebat
Thi dar Mgeyrinat
A’d el-elb dyarat
Theykiye weslekhlat
Wetherther sadr elwad
Yebset we-e’gubet zad
Ekhlat emn el hayat
Ekhlat emnelhaya
Wezweyret Dembiya
Emnel-haya hiya
Wemnelma lewdiya
Eddenya thikiya
Nous voici devant la dune
d’Eb-ayrabatt
qui n’est plus désormais le
séjour qu’on aimait.
Mgueyrinatt est tout près,
vide aussi de ce qui
la peuplait, et dans le
moutonnement des dunes
chaque vallon rappelle un
délicieux séjour.
Vois un peu plus loin là-bas
la chère dunelle
de Dembiya, vidée de sa vie
elle aussi.
L’arbre perd son feuillage
et l’eau des oueds s’enfouit.
Ainsi s’écrit ici-bas le
cours de nos vies.
AATS P. 33
Le nomade retourne toujours
sur ses pas, il garde précieusement dans sa mémoire les circuits,
retrouve immanquablement les traces, et revit avec force les émotions
vécues dans le passé, proche ou lointain. Le temps est avant tout
espace, même si l’on décompte et désigne les années par un
événement marquant, comme ici l’année d’Oum Chgag, du Grand
Déchirement, qui évoque une guerre sanglante entre deux factions.
Welvi men a’m um Echgag
We-e’garni chowvet tiggag
Bari kent emn akhbaru
Wagev mezal evdaru
De ma bien-aimée je m’étais
guéri :
depuis l’année d’Oum
Chgag, plus de nouvelles !
Un piquet de tente debout dans
les ruines
de son campement a rouvert ma
plaie.
AATS P.44
Sidi
Mohamed Gasri
Le grand poète du Tagant,
célébré à l’égal de son contemporain, Mohamed ould Adebba,
l’œil rivé sur le sable, s’est transformé en véritable deyar,
le pisteur qu’on envoie à la recherche d’animaux perdus. Il est
à l’affût d’un chemin dans le sable, formé par les traces que
laisse le troupeau allant du campement au lieu de l’abreuvement :
un puits, une guelta ou un réservoir d’eau. Ce chemin, nommé
mirad, lui rappelle d’aimables souvenirs, et laisse espérer une
nouvelle rencontre : les traces sont anciennes, mais il y en a
d’autres, identiques, toutes fraîches, car c’est le même
troupeau, appartenant au même clan. Les oulad Ntechayett sont donc
revenus, et bientôt, peut-être, il pourra retrouver chez eux une
dame qu’il a aimée autrefois. Gasri exploite dans ce minuscule gav
le double sens du mot nostalgie, nessib en hassaniyya : à la fois
désir de ce qui pourrait arriver dans le futur, et nostalgie de ce
qui est advenu dans le passé, ce qui en fait un poème assez rare
par son invention autant que par sa beauté.
Yewgi hatha mirad
Sahel Ten-Yarg emgad
Lewlad Entechayet
Mirad elhum vayet
Ah quelle chance ! Ce droit
chemin d’abreuvement
tracé par les troupeaux des
Oul’d Netchayett
à l’ouest de Ten Yarg est
justement en face
de la trace d’un droit
chemin d’abreuvement
par leurs bons troupeaux déjà
tracé jadis .
AATS. P
39
GASRI Le retour au
Tagant : invitation faite au public de réciter ce très célèbre
poème.
Mohamed
Boubacar Mbarek
Oum Eghleyev est une tamourt,
point d’eau saisonnier où tout le monde vient se rafraîchir et
s’abreuver. Dans ses alentours la végétation est abondante,
permet donc aux amoureux de se cacher. La tamourt constitue donc une
véritable bénédiction, parfaite illustration d’une rencontre
délicieuse, puisque le poète et la « cause de ses abîmes », sa
mieux-aimée, ont ri ensemble, ce qui connote autant le plaisir d’une
conversation piquante que la volupté partagée. Rencontre hélas
trop rare et trop brève !
A’nd Um Eghleyev melga hak
Reytu men metanet lehlak
Yelhi widhahak yel vekkak
Waghtu men lewghat eksayev
A’wed li ye malek lemlak
Wektenni a’bdak we dha’yev
Melga kivet melgana thak
L’eksayev a’nd Um Eghleyev
À Oum Eghleyev enfin j’ai
pu trouver celle
qui augmente mes abîmes, un
événement
ô Sauveur, entre rire et
plaisir, pour le temps
le plus bref de tous les
temps... aussi renouvelle
pour moi, ô Possesseur de
toute possession,
et pour tout ce temps où je
suis ton humble esclave.
AATS P. 122
II-LA
VARIATION CONTINUE
Le
temps circulaire et la circularité des déplacements à sans doute
influencé le système de création poétique : chaque texte est un
palimpseste, et chaque auteur est un « augmenteur », (le
sens du mot latin auctor) : dans un système de variation
continue chacun ajoute un détail qui vient modifier légèrement les
clichés, stéréotypes, formulés toutes faites, lieux communs qui
cimentent les avatars de la tradition poétique. Chaque auteur répond
à un autre, et joue à partir de certains invariants, à renouveler
le thème en l’adaptant à tempérament propre ou bien à son
époque.
Prenons pour exemple
le thème des montures qui servent l’empressement du poète à
rejoindre sa belle qui nomadise toujours ailleurs. Très fréquent
dans les ghazels.
Mhamed
ould Heddar
Dans ce moment ma tristesse
est profonde :
Nulle nouvelle de la mieux
aimée.
Jamais personne avant moi n’a
souffert
Douleur si grande, ô Dieu
loué sois-tu !
Dieu, la vivre est bien pire
que la dire,
Mais que Ta volonté soit
accomplie.
Si Dieu veut trouverai brave
chameau,
Dès l’aube ce bon chameau
sellerai
Tout le jour cheminerai d’un
seul trait,
Et le jour d’après encore
j’irai.
Au crépuscule du deuxième
jour
A coup sûr, si Dieu veut,
j’arriverai
A N’Douyak ou bien sinon à
Begand.
LIGNAGE
P 49
Baba
(el kbir) ould Heddar (1859-1942)
Baba, troisième fils de
Mohamed le fondateur du lignage Heddar, livre une variante originale
de cette poésie d’itinéraire qui caractérise tant de poèmes du
désert. Pour éviter de s’adresser à la dame de ses pensées,
Baba, respectueux en cela de l’obligation de réserve imposée à
tout homme envers une femme de bonne famille, invoque ici sa propre
monture, devenue quasi sacrée parce qu’elle lui a permis d’aller
voir sa belle par deux fois à Ghanjeïlib. Le poème suit en partie
le modèle du périple dans le désert, séquence obligée dans le
poème antéislamique en arabe, la qâsida jahiliyya. Mais si la
chamelle est décrite dans le poème antéislamique de façon très
détaillée, tout en termes techniques, comme un véritable
bestiaire, Baba adapte le modèle arabe à la poésie en hassanya, le
ghna : la description de la chamelle disparaît totalement, mais pas
le nom géographique, qui remplace le nom de l’aimée et renvoie le
public aux circuits qu’il maîtrise dans son territoire. Et jeu
entre le poète et ses auditeurs : grâce aux noms de lieux et à
leurs recoupements, il devient parfois possible de deviner le nom de
la belle… Baba présente les détails triviaux - le marché, les
saillies - qui revitalisent et redynamisent le modèle ancien, le
rapprochent du vécu familier des auditeurs et des poètes eux-mêmes,
sans négliger pour autant la musicalité ni les savants agencements
de rimes ou de figures de syntaxe.
Pourquoi je
ne t’ai pas vendue
Pour des
moutons et du tissu
Pourquoi t’ai
réservée gardée
Pour moi
t’épargnant les saillies :
C’est pour
les jours ô ma
monture
Les deux
journées passées sur toi.
En un
seul jour des deux
passés
Tu m’as
mené à Ghaïnjeïlib
Au second
d’Houeïver Lahmar
En un
seul jour passé encore
A Ghaïnjeïlib
tu m’as mené.
LIGNAGE
P. 46
Hanoud
ould Daddouh ould Lehsam
Dans un très beau gav au
rythme impair, un lebeyr très musical, Hanoud décline un lieu
commun de la poésie nomade : être capable de rejoindre sa belle à
Tenyaraten, au Tiris, en une journée plutôt que deux, démontre à
la fois la qualité de ses montures, son impatience à retrouver la
belle et la force de son amour.
Had emrakibu a’tnin
Yegla’ leyla men leylteyn
We’-la lemghira a’ten
Wiruh el-Tenyaraten
Quelqu’un aux montures
solides
bien endurantes aux voyages
en une nuit et non pas deux
verra le soir Tenyaraten.
Sid
Ahmed ould Ahmed Aïda
Poète adulé, mais aussi émir
et guerrier redoutable, ould Ahmed Aïda,élevé chez les Rgaybat,
tribus régnant sur la le nord du Sahara occidental, connaissait sans
doute Hanoud ould Daddouh ould Lehsam, le fameux poète sahraoui. Il
retourne en tous cas le topos à son profit : si l’amour l’emporte
sur la raison, le bon sens et les conseils de son entourage, s’il
peut faire perdre la tête à un grand chef, s’il le pousse à se
mettre en danger de mort, lui-même et aussi toute sa troupe, quel
meilleur hommage pour la bien-aimée ? Il proclame qu’il crèverait
ses chameaux pour apercevoir la dame de ses pensées, à Elkhatt ou à
Bouzegrara : ces deux lieux se trouvent peu après Akjoujt, au pied
des montagnes de l’Adrar et à la fin des dunes de l’Inchiri,
dans une zone intermédiaire, ce que signifie le mot elkhat. L’émir
sacrifiera sa responsabilité de chef, qui se doit avant tout de
protéger ses gens et leurs montures, ces dromadaires qui
représentent leur sécurité et même la survie de tous. Quel
hommage pour la bien-aimée !
Thou lemrakib el kel had
Yeswa yertekbu chor ba’d
Iji wigul evtara
Elkhat’ ou Buzegrara
Ces montures c’est vrai sont
bien trop fatiguées
Chacun vient les voir, chacun
les plaint à grand bruit.
Tant pis, puisqu’elles
pourront nous porter encore
jusqu’aux abords d’Elkhat
et de Bouzegrara.
AATS.
PP. 84-85
Ahmedou
Salem Ould Eddahi
Ce
poète détourne ici le thème de l’empressement : ici la
qualité des chameaux n’est pas en cause. Lancé par l’émission
de Mohameden Sidi Brahim, « El-Edeb A’chabi », (La littérature
populaire) sur les ondes de la radio nationale mauritanienne, Eddahi
est bien connu pour sa maîtrise du lebeyr, rythme impair à 7 temps.
Ils pourra bien emporter l’amoureux voyageur, d’un point A dans
la région du Trarza, au point C, facile à atteindre au crépuscule.
Mais celui-ci n’est guère pressé, et fera une escale au point
intermédiaire B, pour toutes sortes de délicieux et inavouables
motifs. Ce retard n’échappera pas à la toute-puissante Rumeur...
Ebjawi
ched emn Nweych Le’weyja lema rah Teych-
Edhehr
iruh ehwachi -t’ayat Ehl Elkharrachi
De
Nweych un chamelier arrimant sa selle
juste
après la prière de midi, pourrait
avant
la nuit atteindre le lac Leoueyja...
sauf
s’il arrivait un peu avant la nuit
sous
les acacias des gens de Kharrachi.
Baba
ould Heddar (El Sghir)
Baba est l’un des plus
grands poètes de la quatrième génération des Heddar, tous poètes
de père en fils. Dans les années 70, à Nouakchott, il n’a cessé
d’adapter la poésie traditionnelle, dont il avait une parfaite
maîtrise, au monde moderne, celui de la ville, des boutiques, de
l’administration,
etc. Il relate un circuit
typique de nomade, avec une halte, retrouvée régulièrement, avec
bonheur, car il s’y trouve une belle dame. Mais il renouvelle
complètement ce topos de la poésie maure en introduisant des thèmes
nouveaux, voire triviaux, que tout Mauritanien de sa génération
pouvait reconnaître au quotidien : le lieu est la « Banque Rouge »,
expression à la mode pour désigner l’une des trois seules banques
existant à Nouakchott dans les années 70, la Société générale,
chargée de lui délivrer son salaire à la fin de chaque mois ; la
bien-aimée est employée de banque ; pour la voir, il suffit d’aller
s’enquérir de l’état de son compte, ce que fait Baba tous les
quinze jours, pour le plaisir d’échanger quelques mots avec
Teslem. Le quinze du mois, Baba a peut-être déjà épuisé son
maigre salaire de fonctionnaire de police, et ne pourrait vivre sans
son talent de poète. Mais la précision temporelle adapte
malicieusement le motif de l’empressement (même sans monture!)
Impossible en effet attendre la fin du mois... pour flirter avec la
belle Teslem !
Yum akhmest’a’ch evkel
ech-har Yeklegli chi e’t ivakar
Nemchi chor elbank el-ahmar
Sa-a’ ga’ e’yeyt enji vem
Gabl elwaght ula net-akhar
U a’n lekhlass ensewel Teslem
Yekanu ja wenra haja
Wensewel kem u nestevhem
Wana na’rav a’nnu maja
U lekhlass emelli na’rav kem
Le quinze de chaque mois,
c’est vraiment bizarre,
à la Banque Rouge je m’en vais bien
en avance
et demande à Teslem : Le salaire est rentré ?
(Ah !
Quelle femme !) On m’a payé combien ce mois ?
Mon salaire
pourtant n’est pas là et Dieu sait
que je sais parfaitement quel est son montant.
AATS P. LIG. P. 109
Mohamed
ould Sidi Yaarav
Ce
poète d’aujourd’hui, enseignant et habitant de la ville de
Nouakchott, intègre sans effort à la tradition - le nom la
bien-aimée figurée par unnom de lieu - la modernité : il évoque
ici le fameux train de 12 kms (le plus long du monde) qui transporte
entre Zouerate, au nord-est de la Mauritanie et Nouadhibou, sur la
côte atlantique, du minerai de fer essentiellement, quelques
voyageurs et parfois du bétail, au fin fond d’un wagon. Boulenwar
est le nom d’une bourgade née d’une source qui alimente
Nouadhibou en eau fraîche. Le poète s’adresse à un mouton, en
fait lui-même sans doute, alors qu’il voyage en train de
Nouadhibou à Zouérate. Il ne s’agit plus ici de la libre
circulation des nomades d’autrefois : l’amant se désespère de
subir son destin, comme un simple mouton, de manquer d’audace, de
ne pas oser sauter de ce train de la modernité qui s’enfonce vers
l’est, vers les gisements de fer, dans une partie du Sahara déjà
industrialisée.
Tel-a’g
yelkebch elvet Lenwar ula rassavt
Khedht
e’la Bu tetkar Yelkebch ev-Bulenwar
Pauvre
cher mouton, au fond du wagon
tout
bringuebalé, station Boulenwar
du
fond du wagon, tu n’as pas sauté,
quand
à Boulenwar tu devais rester.
AATS P.31
Exemple
2 : les instantanés.
Le caractère furtif des
rencontres amoureuses et le respect dû aux femmes ont sans doute
contribué au succès de ce qui représente une technique presque
autant qu’une thématique : l’œil du nomade,si prompt à repérer
le moindre détail de son espace à la fois immense et raréfié, ne
néglige aucun aspect des femmes, sur lesquelles il jette un coup
d’œil toujours intéressé, plus ou moins appuyé. « Avoir l’œil
sur quelqu’un », c’est d’ailleurs une façon de dire en
hassaniyya qu’on s’intéresse à cette personne, qu’on en tombe
amoureux, qu’on veut lui faire la cour. L’homme en effet
s’enflamme à partir d’un infime détail de son allure, de son
vêtement, d’un geste, d’une situation. Il fixe ce moment,
restitue cette fulgurance dans un bref ghazel : ce que nous avons
appelé, comme en photographie, l’art des instantanés.
Mohamed
Vall Ould Yeslem
Ce poète du Brakna aperçoit
de loin cette fille d’Ensibouh, d’ailleurs parente
de Moctar Maghlah, à moitié
cachée par une foule. La jeune femme, qui
soigne un blessé dans un
moment dramatique, est image de compassion
et de dévouement à ses gens
: elle joue son rôle de fille de tribu guerrière,
elle a probablement appris à
soigner avec des plantes, à diagnostiquer une
fracture ou une entorse, à
panser des plaies. Elle s’empresse au secours d’un
blessé, le prenant dans ses
bras, publiquement tout de même. L’innocent
témoin de la scène (pas si
innocent d’ailleurs...) tombe aussitôt amoureux.
Entre la blessure bien réelle
de l’affranchi quasi mort et la blessure d’amour
qu’inflige sans le savoir la
noble infirmière, le cynique poète n’hésite pas :
la fille d’Ensibouh ne l’a
sans doute même pas vu, sa blessure à lui est bien
pire !
A’lemni mulana ye had
Ehdhar leghwey Ewlad Ahmed
Wendhar Mint Ensibuh evged
Men zer elhasra legsani
Vakher lemjarih etsenned
Hart’ani mazduv u d’ani
Dennu yemchi men vem
echedZedvu men zedv elhart’ani
Par Dieu je puis l’attester
: celui passant là
par hasard qui assista à
l’échauffourée
chez les Oulad Ahmed, qui
aperçut la fille
d’Ensibouh encerclée par la
foule attroupée
auprès des blessés inclinée
et soutenant
un affranchi touché et
presque moribond,
celui-là s’en ira atteint
d’une blessure
autrement plus profonde que
celle de l’affranchi.
Ould
Abdallahi El Hussein
Une femme libre que cette
célèbre Mint Elbar, spirituelle autant que belle, lettrée qui
s’entourait d’une cour de soupirants rivalisant de poétiques
louanges. El Hussein, pas encore reconnu poète, mais déjà pourtant
fort sensible au charme de la dame, tenta sa chance au milieu des
poètes qui se bousculaient pour lui arracher un sourire. Il raconta
durant une assemblée qu’au sein de sa famille une question faisait
rage : ses parents étaient morts, lui se retrouvait chargé de sept
sœurs, et riche d’un seul âne laissé par son père. Devaient-ils
vendre l’âne ou le castrer ? Mint Elbar laissa échapper son
célèbre sourire. À partir de là, il fut accepté comme disciple
par le grand M’Hamed Ould Heddar et quand il chanta Mint Elbar en
croisant la qualité musicale avec le jeu sur la langue (ici une
expression typique du hassaniyya, qui marque l’emphase par
répétition des termes) M’hamed Ould Heddar le célébra comme
poète émérite et jouta souvent avec lui. Les circonstances de
l’écriture des poèmes sont fondamentales pour comprendre ces
textes allusifs et codés : un matin donc où il avait plu, de cette
pluie particulière du matin qui, en Mauritanie, laisse présager une
matinée fraîche au soleil voilé, Hussein vit la belle Mint Elbar
séchant auprès du feu son voile mouillé, laissant probablement
apercevoir un peu de son corps. Le poète témoigne de son
éblouissement en un quatrain devenu une référence en matière de
poésie amoureuse maure.
Emnadem ma chav etenchav
Etnechev khelet-ha ma chav
E’la Mint Elbar e’la nar
Ettenchav e’la Mint Elbar
Qui ne vit un jour Mint Elbar
devant le feu penchée, tirant
sur les attaches de son voile
pour le sécher n’a jamais
vu
Mint El Bar sécher son voile.
Sid
Ahmed ould Ahmed ould Aïda
Lorsque toutes les femmes du
campement s’assemblent pour une tuiza, ce jour de travail collectif
destiné en général à aider une compagne à fairesa tente, quelle
aubaine et quelle tentation pour l’œil de l’homme, encore plus
s’il est poète, toujours à l’affût de la femme « intéressante
», celle qu’il a un jour distinguée. Le poème fonctionne comme
une photographie degroupe, dont un détail permet de focaliser
l’attention. Rien n’est dit mais l’érotisme de la scène n’en
est que plus fort.
Bali thi ennowba bih emchat
Etelliya men le’leyat
Lemra thik um ejlal akhdhar
Elli ichellu khaymet lubar
AATS
P. 109
J’avais à l’oeil ces
temps derniers la femme
au châle bleu, la plus
septentrionale
dans l’assemblée de ces
femmes cousant
à larges points les bandes de
leur tente.
Abdelvetah Alamana récite un
poème contemporain ; circulant sur les réseaux sociaux :
le même thème mais alors que le tableau est statique, calme, ici,
le cadre est trivial et l’homme est très pressé. Il en a fait
aussi la traduction :
Ces
femmes, il y a quelques instants,
qui
étaient, à l’heure vespérale,
assises
à l’intérieur de la boutique,
celle
d’entre-elles, un peu basanée,
la plus
petite de taille de celles assises à la porte, la plus loin,
qui
portait un bracelet,
je m’en
souviens encore, à la main gauche,
celle-là,
alors que j’étais pressé,
en train
d’enrouler mon turban,
que je
voyageais à l’instant,
qu’une
personne, devant, m’attendait et m’importunait,
et que
j’envisageais de passer la soirée avec les miens,
celle-là
j’aurais
aimé lui demander qui elle était.
Mohamed
ould Merheba
Le grand auteur du nord, connu
pour avoir chanté surtout le Tiris, concentre ici son attention sur
une femme. Une dame bien connue de lui. Il « a l’œil sur elle »,
il s’intéresse à elle, et le regard du poète amoureux se régale
du moindre détail de sa démarche. Le regard affûté du grand poète
n’a pas manqué cette scène comique et probablement polissonne,
qu’il traduit avec un rythme rapide correspondant parfaitement à
la soudaineté de l’action.
Chevt elmali la’d bih
Machi bechor u thik vih
T’arvu leryah etlagvu
Hakem beydih ehragvu
Celle que je n’avais pas
rencontrée
depuis longtemps...
le vent faisait onduler le pan
de son voile
par moments...
Elle avançait sans se presser
nonchalamment...
et posait ses mains sur ses
hanches
comme souvent...
Ahmedou
Bamba Ould Elemine
Ce cadi originaire d’Ebeyr
Torres, village du Trarza où s’est développée
une véritable école
poétique, remarque une femme au travail en train de
relever un pan de toile de sa
tente, et d’ajuster le khorb, petit triangle de
bois qu’on fixe sur le
piquet pour soutenir la toile sans la déchirer. L’effort
pour ajuster le triangle au
poteau entraîne le battement de l’étui à talisman
contre le flanc de la femme.
La forme suggestive de l’objet ne manque pas
de susciter chez le poète un
regard intéressé et peut-être même quelques
pensées polissonnes.
Yamess tedlit ektab
Etrakeb khorb evbab
Huwa halet terkab
E’ziza thi a’thab
Khaymet-hum terkabu
Lakhrab e’la babu
C’était hier. L’infernale
Aziza
fixait son khorb au piquet de
la tente,
son étui à talisman battait
bas
le long de son corps : pour
fixer son khorb
c’est ainsi qu’on doit
faire assurément.
Comment traduitre le mot
technique khorb ? Le public propose différentes solutions.
Nous n’avons pas eu le temps
de présenter les deux dernières parties, néanmoins, l’active
participation du public a largement démontré le dynamisme et la
vitalité de la poésie en hassaniyya. Merci à tous !
Mick Gwinner Décembre 2021